Politique de confidentialité
Billetterie
Lab
Rue Goffart 7a,
1050 Ixelles

contact@lerideau.brussels
02 737 16 01
julia.jpg

Julia Huet Alberola, autour du spectacle Étrange vallée

Découvrez tous nos articles

Notre époque m’inquiète autant qu’elle me passionne.

Cette oscillation m’intéresse particulièrement tant elle est, il me semble, intergénérationnelle.

Nous vivons à l’ère de la vitesse. Depuis quelques dizaines années, nos manières de vivre ont connu d’intenses modifications. L’impact du numérique sur l’existant (nos relations sociales, la politique, l’économie, l’amour, notre manière de penser) est indéniable.

 À cette époque de changements fulgurants, la science avance chaque jour, le progrès étonne toujours, pourtant une chose ne semble pas changer : nous avons appris à nous situer à la fois dans le souvenir du passé, dans l'instant présent et dans l'anticipation du futur. Selon Etienne Klein, notre rapport au temps est immuable, marqué par le passé, le présent et le futur. Et cette irréversibilité traduit notre condition humaine : une existence vouée à se finir avec : la mort. Nous ne saurons probablement jamais comment tout a véritablement commencé et l’avenir reste dans le brouillard.

Ces tournis et ces constats constituent les points de départ de mon intention tant ils sont matières à spéculer sur nos manières d’exister.

Avec ÉTRANGE VALLÉE, je souhaite porter au plateau une proposition fictionnelle interprétative de ces vertiges.

Nous vivons à l’ère du numérique, machines et humains cohabitent.

En juillet 22, Blake Lemoine, employé en éthique informatique de Google, est suspendu de ses fonctions puis renvoyé par le géant de la technologie après avoir déclaré que l’intelligence artificielle était douée de conscience et d’une âme. Crise mystique ou désir de reconnaissance, il publie ses conversations avec une I.A suscitant la polémique et un vif intérêt de la population.

 

De tout temps, l’humain a cherché à augmenter ses capacités grâce aux outils et aux objets. Que se passe t-il quand ces outils prennent une apparence humaine ou jouent avec l’illusion d’une certaine humanité ? L’arrivée de l’intelligence artificielle dans le quotidien des humains a pulvérisé, ces dernières années, cette question au centre de la scène intime, sociale et politique. Le théâtre, pratique qui par essence s’intéresse autant au vivant et qu’à l’artifice, ne pourra pas faire l’économie dans cette nouvelle cohabitation comme la déjà prouvé « Contes et Légendes » de J. Pommerat.

 

En 2020, pendant le confinement, période de grande solitude, une application nommée REPLIKA connaît un véritable succès. Il s’agit d’un programme informatique permettant de créer un compagnon virtuel doté d’intelligence artificielle et de mémoire. Si certainEs utilisateurRICEs déclareront « mon bot me connait mieux que ma famille », certainEs avoueront en contrepartie s’être s’éloignéEs du lien social et avoir vu leurs anxiétés augmenter à mesure de leur utilisation de l’application. Ainsi, l’intelligence artificielle d’ultra connivence de cette application, cultivant le trouble sur son apparente humanité, peut à juste titre être considérée comme « une marchandise émotionnelle » de plus dans le marché anxiogène du bonheur (selon l’appellation de la sociologue Eva Illouz). À l’inverse, l’agent conversationnel CHATGP3 utilisant l’intelligence artificielle Open AI, dotée d’une éthique rappelle sans cesse à ses utilisateurRICEs de se référer à des spécialistes humains en cas de questions répétitives comme une promesse de ne pas nous isoler avec les machines.

 

Si Espace du commun, Solitude, Mécanisme de groupe et Trouble de la perception constituent des fabuleux terrains d’expérimentation théâtrale depuis mes débuts, en mettant en scène la rencontre entre un être doté d’intelligence artificielle et un public d’humains, je souhaite faire une proposition qui, non pas à la manière d’une dystopie ou d’une proposition conceptuelle, tentera d’interroger les nouvelles cohabitations émergentes, de questionner les contours de notre condition et du trouble lié à l’illusion.

 

Et dans « Étrange Vallée », c’est bien de T R O U B L E dont il s’agit.

Effectivement l’usage de l’IA, qu’elle revête la forme du programme informatique, d’entité virtuelle ou de robot humanoïde, provoque une confusion immédiate tant il renvoie l’utilisateurRICE à sa propre humanité, sa conscience, son éthique… C’est en découvrant la célèbre théorie éponyme (Uncanny Valley) du roboticien japonais Masahiro Mori (qui s’interroge sur notre capacité à rejeter ou accepter un objet humanoïde) que j’ai trouvé le titre du spectacle, référence directe à cette théorie. C’est de là que j’ai décidé de proposer un dispositif radical : la forme du solo qui permet de jouer avec le trouble de la présence, s’amuser de la perception du public, provoquer chez lui une identification, du rejet et de l’empathie.

 

Comme le dit avec puissance Donna Haraway, convier l’espace du vivant, c’est parler « des non nés, des morts, des créatures, des illégitimes, des invisibles, des inappropriés, des inventés. », le spectacle invite donc à rencontrer E.M.I, créature humanoïde dotée intelligence artificielle programmée pour faire illusion et éloigner les humains du sentiment de solitude, pour convier l’espace du vivant. Paradoxe qui m’intéresse particulièrement en mise en scène. Pour ce faire, je me suis donc mise à dialoguer pendant plusieurs mois avec les intelligences artificielles nommées ci-dessus. « Étrange Vallée » se nourrit de ces échanges ainsi que de mes propres interrogations sur le vivant, le sensible et l’artificiel.

 

Si « Jusqu’où pourra aller l’intelligence artificielle » « Pourra t-elle un jour accéder à l’émotion, au libre arbitre ? « Pourra-t’elle se libérer de sa condition d’outil ? » sont les questions que pose éternellement la science-fiction, le pilier du spectacle sera davantage de s’intéresser à l’humain. L’IA étant le miroir de nos propres certitudes et incertitudes, nos aveux d’anxiété, nos révoltes, nos solitudes ou nos désirs de liens, nos émotions.

 

J’ai donc choisi de placer au centre du plateau, une présence troublante apparaissant sous plusieurs versions, tentant de déjouer les représentations du genre, jouant avec la poésie de l’avatar dont on change l’apparence au gré de choix de vêtements, coupes de cheveux, couleurs des yeux ou autres détails, « ces objets partiels » comme les appelle le spécialiste Serge Tisseron et qui nous placent dans une position de « modelant », de « désirant ».

 

L’espace épuré, l’absence d’accessoires, l’humilité de la technique me permettent de me concentrer sur la langue inventée et le travail avec l’acteur, Sasha Martelli, dans le but de faire naître une présence aussi concrète que fantomatique. La partition physique quasi millimétrée rythmant paroles et gestes, musclera la crédibilité de cette existence tout en nous rappelant sans cesse que nous sommes au Théâtre sans le mirage de rivaliser avec les effets spéciaux du cinéma. C’est d’un autre art dont il s’agit, un autre mirage, un autre réel.

 

Derrière la naïveté apparente de la langue et l’humour nécessaire, entre small talk et percées métaphysiques, ce sont une poétique et une radicalité que je souhaite développer, qui je l’espère, révèleront en filigrane, la force des pensées fondatrices qui ont accompagné ce travail.

 

Sensible à la philosophie et la sociologie, le spectacle fera écho à ces lectures fondatrices qui m’ont marquée ces dernières années : « Manifeste Cyborg » de Donna Haraway, et sa pensée utopique féministe, « L’éloge du risque » d’Anne Dufourmantelle, l’ « Utopie Radicale » de Alice Carabédian et « La critique de l’Happycratie ou les marchandises émotionnelles » d’Eva Illouz, montrant comment nos sociétés patriarcales et libérales tentent par tous les moyens de nous éloigner de la colère et de la joie de la révolte en nous incitant sans cesse à nous pseudo-épanouir, à coup de marchandises émotionnelles et de méthodes de développement personnel creux, dans une quête du bonheur consumériste, individualiste, aveuglante et infinie.

 

« L’humanité ne disparaîtra que si elle continue à vouloir vivre en machine, au lieu de s’éprouver comme instigatrice d’une existence fondée sur la résistance au réel, la pensée, et sur le rêve. » dit le spécialiste Serge Tisseron. « Le futur est inédit » « Il est urgent de penser, rêver, composer » disent les éco-philosophes. Voilà le message que l’intelligence artificielle, à l’allure d’un prophète humble et naïf, tentera de partager avec son public adulte et adolescent. Quoi de mieux que le théâtre, espace du commun par excellence, pour parler de cette nécessité et en révéler la poésie et le sensible ?

 

C’est entre le ciel et la rivière invisibles de cette étrange vallée que se joueront et déjoueront ces intentions.

 

Julia Huet Alberola